Voici "Frà Anto" (frère Antoine) qui habitait au couvent de la Trinité au début du XX° siècle avec trois ou quatre autres moines. Cependant, "Frà Anto" n'était que "frère lai".
C'est (un peu) ce personnage qui avait inspiré l'auteur du roman historique bonifacien "L'Enfant Trouvé" ( Fançois Canonici. Edition A Stamperia. 2006 ) dont nous avons extrait un passage relatif à ce "Frère" devenu "Père Archange".
La scène se passe au moment où Maria la jeune bonifacienne amoureuse de Fortunatu (disparu en Egypte où il avait accompagné Bonaparte) avait décidé de se rendre à l'ermitage de la Trinité afin de demander le retour de son bien-aimé...
(A LIRE EN VACANCES)
C'est ainsi qu'un matin de bonne heure, la jeune fille mit son projet à exécution. A la sortie de la ville, elle emprunta un étroit sentier, soigneusement empierré, grimpant vers le plateau du Bancarello. Puis, elle se dirigea, à travers de belles oliveraies, vers le Padolu, Mucchiu Biancu et Finosa. L'ermitage de la Trinité était
situé à plus de 200 mètres d'altitude. Il était devenu le lieu de prières et de pèlerinage pour tous les habitants de Bonifacio, des villages environnants et de toute la région de Sartène, y compris ceux des montagnes de l'Alta Rocca.
Tout en marchant, Maria priait en silence. Lorsqu'elle était fatiguée, elle s'arrêtait un instant, s'asseyant sur un muret en pierre sèche qui bordait le sentier de Cavalin. Elle entendait par moments les voix des hommes occupés à travailler dans les champs d'oliviers ou les petites vignes des plateaux caillouteux et ensoleillés qu'elle traversait. Puis, reposée, elle reprenait sa marche, trébuchant parfois sur une pierre du chemin, qui continuait entre une forte végétation d'arbousiers, de myrtes, de chênes et de lentisques. Elle sursautait toujours lorsqu'un merle noir ou un geai multicolore s'en échappaient en protestant bruyamment, aussi effrayés que l'intruse qui venait de les déranger dans leurs ramages.
Maintenant, Maria ne voyait plus les maisons de la Haute-Ville, mais elle apercevait le haut sommet du mont de la Trinité. Fier, rassurant et majestueux, il dominait de sa masse granitique et foncée le blanc pays bonifacien. Il fallait ensuite plonger dans une petite vallée ombragée qui mettait la jeune fille à l'abri du soleil déjà brûlant. Sa peau délicate, plus habituée à l'ombre des maisons et des églises qu'au grand air campagnard et marin, commençait déjà à rosir. Là, près d'une charmante source abritée sous une petite
construction de pierres au toit voûté, elle fit une nouvelle pause, sous un chêne gigantesque. Un petit ruisseau coulait doucement entre les galets, puis disparaissait sous l'épaisse frondaison. On le devinait cependant encore à quelque murmure de cascade provoquée par le dénivellement du parcours. Elle but un peu d'eau
fraîche et mouilla son visage et son cou. Ragaillardie, elle reprit sa lente marche, accompagnée par les piaillements joyeux et désordonnés des oiseaux.
A présent le sentier grimpait progressivement, serpentant à travers un maquis de plus en plus exubérant au sein duquel surgissaient des rochers découpés, sculptés, aux formes diverses et surprenantes. Semblant issus de l'imagination d'un artiste en délire, ils faisaient de cet endroit une sorte de musée des pierres étranges.
A certaines heures de la journée, et surtout au soleil couchant, ces roches semblaient se mouvoir, aller, venir, s'agiter parmi les arbres.On voyait alors des têtes énormes, des bouches largement ouvertes d'où ne sortait aucun cri, des corps massifs d'hommes athlétiques, des silhouettes de femmes au buste avantageux, aux hanches pleines, aux croupes généreuses. Il y avait aussi des animaux : ici un ours, là un cheval, plus loin un lion, mais encore des masses gigantesques, mystérieuses, inquiétantes... Tout cela poli, arrondi, sans aucun angle.
Il y avait alors de la vie dans ce monde pétrifié.
Le dernier tronçon du chemin, emprunté depuis des siècles par les milliers de pèlerins, était assez abrupt mais heureusement aménagé avec de grosses dalles de pierres patinées par le temps.
Maria avait ralenti son allure. Elle montait, courbée, appuyant alternativement une main sur chaque genou comme pour atténuer la fatigue. A mi-chemin, parvenue près d'une petite croix scellée sur un rocher, elle s'y agenouilla un instant, prononçant le nom de Fortunatu. Puis elle commença à réciter une antique prière que lui
avait apprise une vieille tante, la prière pour les défunts : “O animibeati ! in questi lochi seti stati, in paradisu seti allughjati...”. Le tout suivi de “Requiem aeternam, dona eis, Domine. Et Lux perpetua luceat eis ; Requiescant in pace. Amen”. Car il ne fallait jamais oublier les morts.
Puis, elle s'adressa à la Trinité : “Ô Sainte Trinité ! faites que mon cher Fortunatu ne soit pas mort. Faites qu'il me revienne. Vous à qui l'on peut tout demander, redonnez moi l'envie d'espérer et la joie
de vivre. Faites enfin que, grâce à votre puissante intervention, les prédictions de “là Giuliana” se réalisent...”.
Elle en était là de ses prières lorsqu'elle crut percevoir des pas qui résonnaient sur les dalles de pierre, un peu plus bas, dans le sentier.
Peu après, elle entendit une voix d'homme, s'adressant probablement à un âne, car elle criait de temps à autre “Han ! Han !”, l'ordre que
l'on donnait à ces bêtes de somme pour les faire avancer. Puis, le ton se radoucissait et la même voix disait: “Je sais, je sais, mon bon bourricot, tu es fatigué. Un peu de patience, nous sommes bientôt
arrivés. Moi aussi je suis las et pourtant, tu vois, je ne grimpe pas sur ton dos. Je ne te blesse pas le cou avec un bois pointu pour te faire avancer, comme le font certains campagnards bonifaciens dans
la dure montée vers la haute-ville. Et surtout ne me dis pas que ton chargement est lourd, tu n'as que trois pains, un petit baril de vin et deux fromages, c'est ce que l'on m'a donné aujourd'hui. Ce serait
bien suffisant pour nourrir durant plusieurs jours le pauvre hère que je suis, mais c'est que, demain, je reçois les Pères du couvent de Saint Julien. Ceux-là, crois moi, à cause du bon air de la Trinité, ils mangeront de fort bon appétit ! Cependant, vois-tu, je suis heureux de bien recevoir ces excellents religieux qui sont si bons pour moi.
Heureusement, ce matin j'ai piégé deux lapins sauvages au collet et une douzaine de merles. Et puis j'ai la petite réserve de pois-chiches du jardin. J'ai aussi, voyons... quelques oeufs du poulailler et, dans
la vieille maie, une caissette de figues sèches et même un peu de noix et de châtaignes que ce satané bandit de l'Alta Rocca m'a données il y a quelques jours. Heureusement qu'il est parti celui-là, ar il aurait fini par dévorer toutes mes provisions et peut-être même, s'il n'avait plus rien à mettre dans son estomac, il t'aurait
dévoré toi-même ! Tu sais, certains aiment beaucoup la viande d'âne et je puis même t'assurer que...”
L'âne ne sut jamais ce que son maître pouvait encore lui dire au sujet de la comestibilité de son humble carcasse car l'homme s'arrêta brusquement de parler : Il venait d'apercevoir la jeune fille
au pied du calvaire. Maria reconnut alors le frère Archange, qu'elle voyait parfois dans les rues de Bonifacio. Il avait réussi, dans les périodes les plus troubles de la Révolution française à se maintenir
dans son petit local de la Trinité, où il vivait solitaire, en ignorant la législation nouvelle. Il faut dire aussi que jadis les autorités avaient “fermé les yeux” sur la situation particulière de ce “frère” un peu
marginal.
De petite taille, très robuste, il était d'un âge incertain. Coiffé d'une petite calotte ronde, les yeux très noirs et mobiles animant son beau visage cuivré de paysan, il était vêtu d'une robe de bure, rapiécée en maints endroits, et chaussé de sandales grossièrement confectionnées. Il essuya, d'un revers de sa large manche, son front mouillé de sueur. Sa soutane, imbibée de toutes les essences du maquis, dégageait des senteurs de myrte, de lentisque, d'immortelles sauvages, de ciste et de romarin.
- Bonjour ma fille, dit le frère, un bon sourire sur les lèvres, et avec un fort accent italien, car il était originaire de Toscane, ce qui ne l'empêchait pas de parler, lire et même d'écrire d'une manière
très convenable la langue française.
- Bonjour mon père.
- Tu te rends à l'Ermitage ?
- Oui, mon père, je vais prier et solliciter une grâce.
- Alors suis moi, nous sommes bientôt arrivés, dit le frère, qui ajouta :
- Es-tu fatiguée ? Veux-tu monter sur l'âne ?
- Non, merci mon père, je veux effectuer mon pèlerinage jusqu'au bout et sans aide. C'est le voeu que j'ai fait.
- Très bien, très bien... Alors, en avant pour un dernier effort ! Tu vois, ma fille, mon bourricot - il s'appelle Brunettu - l'a échappé belle ! Si tu avais accepté mon offre, il aurait dû supporter ton poids
et il n'aime pas trop les efforts, surtout dans les montées. Ah ! Mais c'est quand même une vaillante bête tu sais ! Et qui me rend de fiers services ! Tu as pu constater que je lui parle comme à un être
humain. Eh oui ! Je suis souvent seul, et alors je me confie à mon âne ! Cela me permet d'entendre le son de ma voix et de ne pas
perdre la faculté de faire des phrases cohérentes. J'ai vraiment besoin de parler. Tiens, si je n'avais pas Brunettu, je m'adresserais sans doute aux rochers, mais alors on me prendrait peut-être pour
un fou. Et puis, l'âne est un interlocuteur très digne. N'est ce pas lui qui a transporté la Vierge Marie vers la grotte où est né Jésus ? C'est même pour cela qu'il a une croix dessinée sur sa robe. Il comprend
tout. Il bouge ses oreilles, retrousse ses lèvres pour me faire un grand sourire, et parfois, lorsqu'il n'est pas content, il pousse des braiments à s'en décrocher la mâchoire !
Pour la première fois de la journée, Maria avait souri en écoutant cet homme qui semblait si heureux dans sa condition d'ermite :
- Ainsi tu vas demander une grâce à la Très Sainte Trinité ? interrogea-t-il.
- Oui, mon père.
Archange n'osa pas lui demander quel genre de grâce la jeune fille était venue solliciter, espérant qu'elle le lui dirait spontanément.
Mais Maria se taisait.
- Tu verras, elle te sera accordée, dit-il. Tu sais, moi-même je loue chaque jour le Père, le Fils et le Saint-Esprit de me permettre de vivre ma vie, entre les prières du matin et celles du soir. En ce lieu retiré, où l'on se rend compte que Dieu est grand, même dans ses plus modestes créations, je remercie la Sainte Trinité de pouvoir
cultiver mes petites parcelles, de m'occuper de mon âne, de mes poules, de mes quatre chèvres, de couper mon bois, d'aller de temps à autre par les campagnes visiter les bergers, prier avec eux.
Ah ! Ils sont bien reconnaissants mes bergers ! Ils m'offrent ce qu'ils possèdent : un pain, un petit fromage, quelquefois un brocciu.
Parfois même, lorsqu'ils ne me voient pas depuis un certain temps, ils s'en inquiètent et viennent jusqu'ici pour s'assurer qu'il ne me soit rien arrivé de fâcheux. Et je puis même te dire qu'ils n'hésiteraient pas à me défendre les armes à la main s'il le fallait. Vraiment, j'ai beaucoup de chance, grâce à la Très Sainte Trinité.
Frère Archange fit le signe de croix en levant, avec humilité, comme il avait l'habitude de le faire, son regard vers le mont qui dominait toute la région.
Maria secoua lentement la tête :
- Mais ce que vous demandez n'est pas grand-chose, c'est une petite grâce, tandis que moi c'est une sorte de grand miracle que je viens solliciter...
- Sache ma fille que pour Dieu il n'y a pas de petite grâce ni de grand miracle. Chacun sera servi selon ses besoins, mais gardons nous cependant de demander l'impossible !
Soudain, l'âne, très loin de ces intéressantes et théologiques considérations, laissa tomber sur le chemin un chapelet d'excréments oblongs, compacts et malodorants. Archange, l'air ennuyé par cette avalanche intempestive, leva les bras au ciel :
- Ah ! misérable Brunettu. Ah ! l'ingrat. Ne pouvais-tu attendre d'être dans l'enclos du jardin pour te soulager ? Quel gaspillage ! Tu sais bien que j'ai besoin de toi, et aussi des chèvres, pour fumer la
terre ! Mais toi, tu n'en fais qu'à ta tête, pour ne pas dire autre chose. Allez, Han ! Han ! cria Archange en frappant du plat de sa main la croupe de l'animal pour le faire démarrer.
Alors, l'âne se remit brusquement en mouvement, non sans faire entendre une longue pétarade qui laissait encore quelque espoir pour l'approvisionnement prochain en fumier des jardinets du brave ermite.
Maria se mit encore à sourire. Alors le frère partit d'un éclat de rire dont la sonorité fit envoler une ribambelle de petits oiseaux.
Tout en bavardant, ils étaient enfin parvenus sur l'esplanade. On devinait l'église, à travers les magnifiques oliviers parfaitement entretenus et de fière allure. Pour retenir la terre, tous avaient été dotés, autour de chaque pied, d'une sorte de jardinière arrondie, formée par des blocs de granit.
Construite en pierre de taille extraite des roches granitiques voisines, la chapelle de la Trinité était de modestes dimensions. La pauvre façade jaunâtre, d'une simplicité émouvante, dotée d'un oeil-de-
boeuf, était agrémentée par la blancheur de deux colonnes en pierres calcaires parfaitement taillées. Sur le toit, un gracieux clocheton, duquel pendait une mince corde, se détachait sur le bleu du ciel. L'ensemble était surmonté, presque écrasé, par l'impressionnante masse d'un mont, formé de blocs de rochers,
monolithes énormes superposés et harmonieusement placés,
comme si un géant s'était amusé à le construire. Au-delà de la belle oliveraie apparaissaient deux ou trois petits lopins de terre bien travaillés. En contrebas, s'étalait une mer d'un bleu profond, coincée entre les blanches falaises calcaires où s'accrochaient les maisons de Bonifacio et, plus loin, les côtes
sardes que l'on distinguait fort nettement. Il y a plusieurs siècles, il n'y avait que l'église primitive de plus
petite taille où les anachorètes, occupants de ces lieux, priaient avant de se retirer dans leurs grottes respectives, au pied du Mont.
Depuis, l'église avait été considérablement agrandie et une ou deux constructions annexes édifiées.
L'une d'entre elles, une petite maison bâtie contre la façade sud de l'édifice religieux, chauffait son humble façade au soleil.
Recroquevillé dans un coin du muret, Albinu, un chat blanc portant une gracieuse petite tâche noire sur le museau, dormait paisiblement, fatigué d'avoir chassé toute la matinée les lézards et
les mulots. C'est là qu'habitait, le “moine” ermite. En réalité, ce n'était qu'un frère lai mais on ne savait trop pourquoi, chacun tenait à l'appeler, un peu abusivement, “père”. Archange avait beau dire aux fidèles qu'il n'avait pas droit à ce titre, ces derniers n'en continuaient pas moins à l'appeler ainsi. De sorte qu'au fil des
années, même l'intéressé avait fini par s'y habituer.
Le “père” Archange était chargé de garder, d'entretenir les lieux et d'accueillir les fidèles. Episodiquement, les religieux venus de Sardaigne, ou les quelques moines Franciscains du couvent Saint Julien de Bonifacio, qui géraient la Trinité, logeaient dans une maison plus grande à un étage, un peu au-dessus de l'église.
L'ermite cultivait amoureusement son jardin où était une belle source, entourée d'un ouvrage maçonné, recouvert par une toiture arrondie, le tout pourvu d'une porte pour empêcher l'accès des animaux. Cette source était si abondante qu'elle débordait continuellement. L'eau s'écoulait dans une rustique canalisation
astucieusement construite à l'aide de dalles de pierres, permettant l'arrosage des deux jardinets en terrasse et aussi le remplissage d'une belle citerne avec son lavoir attenant. Après, elle se déversait, en un joyeux bruit de cascade, dans le fossé qui la conduisait vers le minuscule potager inférieur. Là, elle remplissait encore une petite citerne d'appoint. Puis, satisfaite d'avoir accompli son importante mission, mais enfin libre, elle se faufilait, en murmurant de plaisir, à travers roches et bois, pressée de rejoindre la crique de Paragan.
En effet, depuis la barre de rochers limitant l'esplanade de l'ermitage, on apercevait au loin la magnifique baie, entourée de végétation, comme une mer à la campagne. Etroite, profonde et scintillante, elle était bordée de calcaire dans sa rive sud et de granit au nord. On pouvait y accéder par d'abrupts sentiers aménagés à
travers un maquis particulièrement inextricable. L'un de ces sentiers soigneusement empierré par les moines antiques, conduisait à une petite plage où Archange possédait une barque. Parfois, il pêchait près des côtes de Capo di Feno, ramassait des oursins, de gros bigorneaux et des arapèdes. Il lui arrivait d'aller jusqu'à Bonifacio à la voile, et même en Sardaigne lorsque les périodes étaient moins troubles.
Tel était l'endroit où vivait l'ermite de la Trinité : un site austère et rustique, dégageant cependant une impression de paix, de sérénité et de sécurité. (...)
("L'Enfant Trouvé" de François Canonici)
canonici, Posté le lundi 19 juillet 2010 10:15
angele a écrit : "
"Bonjour Angèle
C'est, en effet, la "Baby" que tu connais.
Amitiés
FC